ENFANTER LE LIEN - MERE - ENFANT - PERE- jeannette Bessonart

ENFANTER LE LIEN - MERE - ENFANT - PERE- jeannette Bessonart

252 - au Népal


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Le vécu de la naissance au Népal 
V. SERIEYS, T. KOUMARI sages-femmes 

     Enclavé entre l'Inde et la Chine, le Népal est le seul royaume où la religion hindoue est la religion d'Etat. 

     Ce pays montagneux, ouvert aux présences étrangères depuis 1951 seulement et dans lequel règne encore le lourd poids des traditions ancestrales, doit passer d'une économie moyenâgeuse à une économie moderne. Mais la transition est longue, et la réalité népalaise se présente ainsi, à l'aube du XXe siècle: 
- c'est l'un des 10 pays les plus pauvres du monde; 
- des villages au pied du toit du monde, isolés, d'accès très difficile, uniquement par la marche à pied; 
- une auto-suffisance alimentaire précaire, voire dans certaines régions des ressources agricoles insuffisantes; 
- une espérance de vie de 46 ans pour les hommes et de 42 ans pour les femmes; 
-la tuberculose, fléau national (chez les enfants, tuberculose ganglionnaire) ; 
- des possibilités quasi inexistantes de soins; 
- un médecin pour 90 000 habitants dans les régions himalayennes; 
- des dispensaires ruraux non opérationnels par manque de médicaments et absentéisme du personnel paramédical; 
- une mortalité infantile vertigineuse de 150/1000, 15 fois plus élevée qu'en France; 
- des femmes livrées à elles-mêmes au cours de la grossesse, de l'accouchement et des suites de couches, avec des complications fréquentes responsables de nombreux décès. 

     Dans ce contexte de pauvreté quotidienne, comment se poser et peut-on même se poser la problématique du lien parental alors que pour les Népalaises et les Népalais, les priorités sont ailleurs? 

     La tâche paraît bien délicate, presque indécente ... Mais nous allons toutefois essayer de l'aborder suivant deux concepts: 

- un concept occidental que nous maîtrisons; 

- un concept asiatique qui nous échappe, lié à la survie de la fàmille, 

encore plus intimement lié à l'hindouisme. 

     Pour mieux saisir la globalité du lien mère/enfant/père qui commence avant le désir même de l'enfant, nous devons faireabstractian de notre pensée judéo-chrétienne pour nous replacer à chaque instant dans un milieu socio-culturel qui nous est étranger. Cette étude intéresse des ethnies d'origine indo-népalaises (brahmanes et chetris), dans une vallée reculée, la vallée de la Kali-Gandaki, à l'ouest de Kathmandou (il faut 2 jours de marche pour joindre un hôpital; dans le village où nous travaillons, il n'y a pas d'hôpital). 

L'enfant: la raison d'être 

     L'idéal hindou est celui de la famille étendue, indivise: le jeune ménage népalais et leurs enfants restent sous le toit de la maison de l'époux. 

     Ils forment alors une cellule sociale, religieuse et économique qu'on appelle foyer. 

• Le mariage reste une obligation religieuse, et la vie de la femme népalaise ne peut se concevoir en dehors du mariage et, nous le verrons plus loin, en dehors de nombreuses maternités. 

     Ces mariages arrangées par les parents respectifs dès la fin de la puberté ne laissent aucune place à l'amour ... Les futurs époux ne font connaissance que le jour même de la cérémonie ... et c'est alors la déchirure pour la jeune fille qui quitte le foyer parental vers 14-15 ans pour appartenir à sa belle-famille à qui elle doit respect et obéissance. 

     Sous l'autorité directe de son mari et de sa belle-mère, la dernière arrivée occupe même la condition la plus humble et la plus servile. 

     Soumise, sa place reste discrète, effacée. Et pourtant, c'est à elle que revient la charge de la majorité des activités du foyer: elle assure tout le travail «invisible» des tâches ménagères, l'éducation des enfants, le travail aux champs ... Mais la gestion du budget familial ne lui appartient pas. 

• Bien que reconnu une première fois par la communauté à travers la célébration du mariage, le couple ne sera véritablement reconnu au plan social et religieux que par la venue des enfants, et surtout du premier fils.  

     Mais la femme est seule responsable de cette reconnaissance, et elle peut donc être répudiée si elle ne répond pas à l'attente de son mari et de sa belle-famille. En effet, d'après la religion hindoue, le devoir principal qui incombe à une femme népalaise est de donner naissance à un fils ... ce fils qui va perpétuer le nom généalogique et qui va surtout permettre l'accomplissement des rites conformes aux règles religieuses, notamment lors des funérailles du père où seul le fils aîné est habilité à allumer le bûcher. 

     Mais avoir des enfants mâles reste aussi politiquement primordial... cas ces fils assureront la survie économique de toute la famille alors qu'une fille, par la dot exigée à son mariage, n'est source que de frais inutiles! 

     La considération d'une femme népalaise repose donc sur des maternités nombreuses, et la venue d'un fils devient sa raison d'être ... où l'épouse devenue mère, tout en restant des plus soumises, devient prêtresse du foyer à qui on doit respect et vénération. 

     On voit ainsi que le futur lien parental s'inscrit sur des bases qui nous sont peu familières (mariages arrangés, grossesses précoces) et que le désir d'enfants ne correspond pas à nos propres concepts occidentaux ... Peut-on toutefois douter de la force de ce lien? 

L'accompagnement de la grossesse 

     Ce désir de maternités nombreuses conduit bien des femmes à la mort. C'est un risque qu'elles prennent consciemment, ne cherchant jamais à épargner leur propre santé. 

     Chaque grossesse est donc vécue avec fatalisme, et l'accompagnement, tant au plan familial qu'au plan médical, est quasi inexistant durant 10 mois . 

• Dans sa belle-famille, la femme enceinte n'a droit à aucun privilège particulier: levée à l'aube, elle continue de travailler dans les rizières jusqu'à terme et n'a pas pour autant un régime alimentaire plus équilibré. 

     Avec aussi un futur père souvent absent parce que travaillant ailleurs, elle ne connaît pas de soutien affectif réel, mais plutôt la crainte de la censure familiale si l'issue de cette grossesse est une petite fille, mais plutôt cette menace de mort omniprésente jusqu'à la délivrance . 

• Quant à la surveillance médicale de sa grossesse ... par ignorance, elle n'en connaît pas l'utilité et, par pudeur, elle ne peut dévoiler à autrui son nouvel état. De plus, la grossesse, comme la santé en général, n'est pas une priorité. 

     Et pourtant cette femme seule, livrée à elle-même, mais toujours souriante, reste réceptive à ce qui se passe dans son corps et guette avec impatience, comme toute femme, les premiers mouve~ ments de son enfant: instant privilégié où naît une relation ... relation secrète, exclusive car non partagée. 

La naissance: l'angoisse dans le sacré 

     L'issue de l'accouchement est donc entre les mains de la providence, l'infrastructure sanitaire et logistique excluant le recours à tout spécialiste. Alors on accouche chez soi dans des conditions d'hygiène déplorables ... jamais seule, la future maman est entourée de plusieurs voisines dont le seul rôle est de répondre aux exigences de celle qui donne la vie, allongée sur une natte, dans la pièce la plus sombre de la maison, à la lueur d'une faible bougie ... parfois, dans le meilleur des cas, se trouve là une vieille accoucheuse traditionnelle, plus expérimentée ... ce qui atténue l'angoisse de la naissance. 

     Les enfants vont et viennent, s'interrogent; les hommes sont dehors tout comme l'époux futur père. 

     Et l'enfant paraît dans la quasi-indifférence de la mère, plus heureuse sans doute d'avoir une fois de plus échappé à la mort. Dès son premier cri, l'enfant appartient déjà à son père, mais il ne le découvrira que plus tard quand on aura consulté un astrologue qui déterminera si l'enfant est né ou pas sous un signe dangereux pour lui ... Dans ce cas extrême, l'enfant sera éloigné du père durant le temps nécessaire. 

     Quant à l'accueil par la famille, il dépend essentiellement du sexe du nouveau-né et sera fèté si c'est un garçon, ou accueilli avec tristesse si une petite fille voit le jour ... Alors cette petite fille sera plus ou moins consciemment rejetée par tous, et la jeune accouchée sera constamment harcelée par la belle-mère jusqu'au prochain accouchement, en espérant qu'elle accomplira son devoir de femme. Mais la naissance ne s'arrête pas avec l'arrivée de l'enfant; elle engendre l'impureté rituelle de la mère, notion essentielle qui régit la religion hindoue ... aussi, durant Il jours, elle devient intouchable, et plus spécialement par les hommes dont le mari et père. 

     Mère et enfant vivent ensemble dans une pièce séparée, et aucun contact avec l'extérieur n'est permis. 

     En fait, l'enfant lui-même n'est pas impur, mais doit rester dans un coin neutre et ne pas être donné par la mère directement. De telles images où le couple « parents-enfant» semble s'effacer au profit du couple « mère-enfant» ne semblent pas favoriser le lien parental... mais qu'en est-il réellement? 

Les premiers jours de la vie L'allaitemen

     Près de l'Himalaya, l'allaitement maternel a gardé toute sa place: 80 à 90 % des femmes allaitent jusqu'à ce que l'enfant atteigne l'âge de 18 mois. L'allaitement maternel a même un sens d'union collective, car il peut être commun à d'autres Népalaises qu'à la mère naturelle. 

     Par exemple, à la naissance, la mère ne donnera le sein qu'après la montée de lait, non pas que le colostrum soit assimilé à un poison quelconque, mais plus par ignorance, parce qu'elle n'en connaît pas les bienfaits pour son enfant. 

     Alors durant les trois premiers jours, la transition sera assurée par une nourrice. On peut même noter une connotation sacrée dans le fait d'allaiter, et son importance est symbolisée dans plusieurs usages rapportés à l'hindouisme ... Ainsi, au décès de sa mère, le fils renonce à boire du lait pendant quelques temps afin de lui rendre son dû. 

     Il ne nous reste plus qu'à espérer que le Népal sera longtemps encore fermé au marché des laits en poudre ... 

Massages 

     Les mères y attachent une valeur essentielle aux soins portés à l'enfant. Dès la naissance, deux à trois fois par jour et durant plusieurs mois, elles enduisent le corps de leur enfant d'huile de moutarde préalablement tiédie. 
     Elles s'attardent sur le visage, les fontanelles, les muscles et les os des membres ... On modèle le corps, la petite tête, puis on expose l'enfant au soleil. 
     C'est un art, tout un rituel où la mère transmet par vagues successives un peu de son énergie à l'enfant, où elle lui communique sa tendresse dans le silence, avec les yeux, avec les mains. 
     On connaît les multiples vertus attribuées aux massages: ils faciliteraient la transition de la vie intra-utérine à la vie extérieure, le développement psychomoteur. 
Ces massages du nouveau-né constituent donc un contact irremplaçable, corps de mère - corps d'enfant, car le toucher est le premier sens qui s'éveille, et c'est par la peau que le bébé communique le mieux. 
     Harmonie mère-enfant, mais la femme népalaise ne se pose pas toutes ces questions. Pour elle, tout reste simple ... l'huile qui recouvre la peau aiderait à isoler le corps de la température ambiante et protégerait des piqûres d'insectes et des infections fungiques. 

Port de l'enfant 
     Au Il e jour, après la purification rituelle par l'eau, la mère doit à nouveau se consacrer aux divers travaux qui lui sont attribués depuis des millénaires ... mais sans jamais se séparer de son enfant... alors, elle va recommencer à puiser l'eau, à préparer le repas ou à repiquer le riz, le dernier-né sur le dos enveloppé dans un châle ... symbiose totale de deux corps. 

Nouveaux pères 
     Mais cet enfant a aussi un père, et ce père, absent durant la grossesse et l'accouchement, montrera bien souvent son attachement au dernier-né ... en le berçant, en le calinant, en jouant avec lui, en allant à la rivière laver le linge souillé. Ceux qu'on a coutume d'appeler chez nous, depuis quelques années, « les nouveaux pères» ne sont là-bas qu'un phénomène ancestral: l'enfant est roi, surtout si c'est un fils premier-né. 

Education par les sœurs aînées 
     L'éducation se fait au sein d'une famille élargie, aussi bien par la mère naturelle que par les grands-mères, les tantes et les sœurs aînées. Alors quand, à leur tour, ces fillettes deviennent mères, elles connaissent les gestes nécessaires et les accomplissent naturellement et spontanément, comme donner le sein. Alors mamans avant d'être mères, n'est-ce pas aussi favoriser le lien mère-enfant futur par l'approche précoce qu'elles ont avec les bébés... et l'apprentissage deviendra inutile tant ces gestes font partie de la vie quotidienne. 

Lien parental, lien familial et sous-développement 
     Finalement, le lien mère/enfant/père, intimement lié aux règles  de la religion hindoue, ne peut se concevoir qu'au sein d'un lien plus large: le lien familiaL 
     Mais parce que, dans ce pays à la fois défavorisé et fascinant, les enfants n'ont même pas accès aux soins de santé primaires; mais parce que la femme népalaise vit dans l'ignorance, la mortalité infantile reste élevée, et la mère hésite à commencer une relation intime avec son enfant, qui risque fort de mourir avant même de faire ses premiers pas, enfant-roi bien trop fragile. 

Favoriser le lien parental: une volonté politique 
     Conscient des lacunes du système de protection maternelle et infantile, aidé par des organismes étrangers tels que « Aide Médicale et Sanitaire (A.M.S.), le Gouvernement népalais met en place une formation d'accoucheuses villageoises, en collaboration avec les Assistant-Nurse-Midwives (ANM) autochtones. Ce programme doit permettre de tisser les maillons qui vont d'une grossesse bien suivie à un accouchement dans les règles d'hygiène, voire sans risque, d'un enfant vacciné, mieux nourri, à une moindre mortalité, et ainsi casser le cercle vicieux d'une fécondité galopante. C'est aussi créer, par le partage d'un savoir, la base d'une réflexion, amorce d'une dynamique de femme, pivot d'un développement plus global. 

     Vaincre l'ignorance, déraciner l'angoisse par l'éducation, en plus vivre dans l'incertitude et la fatalité, accoucher sereinement... c'est refuser ce vieux proverbe népalais: Naître fille est un triste sort (Ta be barn as a daughter is ta have an illfate), et c'est vouloir créer, à long terme, un lien mère/enfant/père encore plus profond. 





07/02/2013
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