ENFANTER LE LIEN - MERE - ENFANT - PERE- jeannette Bessonart

ENFANTER LE LIEN - MERE - ENFANT - PERE- jeannette Bessonart

109 - maternités assistées (FIV)


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Des femmes, des hommes, des embryons... et des blouses blanches

LAURENCE GAVARINI sociologue

Les nouveaux maîtres de la fécondité


    Après avoir assisté à de multiples représentations grandiloquentes et médiatiques de médecins et scientifiques de la procréation artificielle, j'ai décidé de me rendre sur les lieux, d'aller de l'autre côté du miroir pour sortir de l'évidence selon laquelle ces techniques sont là pour répondre à l'irrésistible désir d'enfant (1). Je m'attendais à trouver des laboratoires « c1ean » et aseptisés, un travail rationalisé, sur lequel auraient régné des « blouses blanches» sérieuses ainsi qu'agitées par l'aventure à laquelle elles président... Qu'en était-il de ces « nouveaux maîtres de la fécondité» consacrés par les média tantôt comme mythes vivants, tantôt comme Frankenstein mais « humains », sorte de « super boss» de la biologie et de la médecine.

(1) J'ai effectué une recherche comparée (France/Québec, ATP du CNRS, programme 1985) sur les sciences et technologies de la reproduction, en collaboration avec Louise Vandelac (professeur de sociologie, université de Montréal). Pour la France, deux grands centres de fécondation in vitro parisiens ont constitué notre terrain d'investigations. Nous avons aussi effectué une cinquantaine d'entretiens auprès de scientifiques de la reproduction (humaine et animale), de médecins gynécologues et obstétriciens, de « décideurs» et gestionnaires. J'ai en outre commencépersonnellement à interviewer, depuis, des femmes entrant dans le protocole de la fécondation in vitro. Je précise que le présent texte n'engage que moi!

Un artisanat plutôt modeste 

                          
 L'ICSI, une fécondation in vitro quasiment manuelle : le biologiste introduit un spermatozoïde au sein de l'ovule. Photo © DR 
extrait de http://www.linternaute.com/science/biologie/dossiers/06/0611-bebe/3.shtml

    L'image spontanée qui s'est imposée à moi fut celle d'un artisanat d'apparence plutôt modeste, bien que reposant sur une haute technicité. Vu de ce côté plus trivial, je continuais de me demander comment pouvait prendre place l'histoire intime et ordinaire d'une femme, d'un homme et d'un potentiel enfant entre ces techniques qui impliquent un si long et discontinu parcours de combattant. Comment pouvait se faire le travail psychique qui accompagne la gestation, tandis que la grossesse se trouve morcelée et prolongée, comme suspendue dans le temps par la congélation des embryons. 
Voici, mêlées, quelques-unes de mes observations.


La procréation en laboratoire

    Lors d'un de mes premiers «voyages» à l'hôpital B., mettant à profit le retard d'un médecin que je venais interviewer, je descendis un peu par hasard au laboratoire de FlV, là où se produisent les fécondations externes qui font tant fantasmer les profanes. Loin de la frénésie de la maternité et de la consultation médicale, une équipe plutôt «rigolarde» et décontractée, toute blouse blanche ouverte, m'accueillit, amusée semble-t-il de mon regard étranger qui s'étonnait de tout. Je remarquai spontanément l'exiguïté des locaux, décalée par rapport à la place emphatique qu'occupe la FlV dans les médias et dans la société. Ces locaux étaient aussi tout à fait semblables aux labos ordinaires: paillasses, lamelles, éprouvettes, microscopes, flacons divers, etc. Je me trouvais dans un espace scientifique banalisé que seule une opération mentale me permettait de percevoir dans sa singularité: là se produisaient des enfants! Il n'y avait pour me le rappeler que la présence, étrangère aux habituels mobiliers de labos, d'une centrifugeuse à sperme et d'une machine d'où sortait une impressionnante vapeur, quand le biologiste, surveillant une congélation d'embryons, en manipulait le couvercle. Mon imaginaire était rivé, sans que je n'y prenne garde, à cet instantané de la procréation en laboratoire, comme si tout était contenu dans cette saynète: la magie et la sorcellerie, la technicité et le bricolage simultanément, la toute-puissance du technicien maniant des embryons de vie congelés, auxquels les volutes de vapeur de l'azote ajoutaient leur mystère, dérisoire et éphémère.

Un projet d'enfant dans des fioles

    A cette vision, je me demandais comment des femmes et des hommes pouvaient se prêter en confiance à de telles opérations et supporter que leur projet d'enfant fût maintenu dans ces fioles étiquetées, et immergé dans l'azote, aux mains de la science. Il me revenait en mémoire les paroles d'angoisse de jeunes accouchées, qui, dans une réaction quasi animale, redoutaient qu'on leur échangeât, par mégarde ou malveillance, leur enfant. L'acharnement des couples stériles à s'établir une filiation génétique, me paraissaitdéplacée par rapport à la gestion de la chose par une équipe et par une institution, d'autant que ce lieu de fabrication et de conservation des embryons était vide des personnes les plus concernées que sont les candidat(e)s à la FlV. Presqu'instinctivement, je m'attendais à en rencontrer certains ici. Comme si leur présence avait pu réparer la discontinuité et les ruptures produites par la FlV entre le prélèvement des gamètes, la fécondation et la gestation. J'étais avant tout préoccupée de savoir comment ces ruptures-là étaient gérées par les femmes en particulier, pour qui la procréation a toujours été une fonction globale, c'est-à-dire non éclatée ou parcellisée.

                                  

L'absence des parents

    Lors de mes visites successives dans ces labos où sont activés leurs matériaux biologiques et conservés leurs embryons, je ne les ai pas plus rencontrés, ces candidats à la parentalité, si ce n'est en transit pour une opération technique brève comme le recueil de sperme ou le transfert embryonnaire.
    L'absence de ces potentiels «parents» dans les labos FIV révélerait qu'ils ne veulent ou ne peuvent se sentir concernés par le suivi d'une procréation fragmentée de la sorte, ni en imaginer le processus global, ni même s'en représenter par avance le résultat final: la naissance de leur enfant. D'où l'abandon du terrain à l'équipe bio-médicale qui; elle seule, maîtrise l'ensemble de ce processus décousu, en miettes, et pouvant durer des mois. Cette parcellisation, cette atomisation dans le temps et dans l'espace, fait des couples demandeurs, des parents, certes, mais au terme d'un long processus technique qui leur échappe en grande partie. De plus, comment pourraient-ils établir un lien, fréquenter ces lieux qui sous-tendent leur procréation, alors que l'échec est plus que vraisemblable (malgré ce qu'en suggèrent certains discours médiatiques et médicaux triomphalistes, ça ne marche pas, la FlVETE, dans 90 % des cas...). On est bien obligé de s'attacher et de se détacher simultanément...
    Cette absence, alors qu'à l'étage supérieur où se trouve la maternité, elles étaient ommniprésentes et questionnantes, m'incitait à penser que le protocole FIV met les femmes dans une position, vis-à-vis de la procréation, symétrique à celle des hommes.
    Avec la fécondation in vitro, les femmes mettent en jeu leurs substances germinales en dehors de leurs corps, un peu comme il peut en être du flux spermatique. C'est là une première rupture, spatiale, dans la représentation d'une continuité de la reproduction féminine. Avec la congélation des embryons, une nouvelle discontinuité, temporelle, intervient, entre la fécondation et la nidation.
    Les femmes, en FlV, se retrouveraient donc en quelque sorte dans la classique position masculine à devoir imaginer le lien, en dehors de leurs corps, avec ces enfants potentiels que sont ces embryons fécondés par le corps médical. Pour utiliser une métaphore, je dirais que la bio-médecine serait un corps tiers dans lequel s'opère la fécondation de l'ovule et du spermatozoïde, puis se nident, à moins 196°, les embryons, avant d'être hypothétiquement adoptés par les femmes en vue de devenir leurs enfants. Hypothétiquement, car rien n'est moins sûr qu'un embryon congelé puisse devenir réellement l'enfant de ces femmes, et sortir donc de l'état fusionnel qui semble les lier au corps médical.

la labo de F.I.V. comme une manufacture proprette et organisée

    J'étais visiblement à cet instant la seule à être traversée par ces questions dans la pièce principale du labo où s'effectuaient des tâches routinières et prosaïques: les uns chiffraient les activités (mettant à jour les données statistiques, objet de tant de rivalités entre les équipes nationales et internationales); les autres, après avoir recueilli du sperme, le préparaient activement pour l'opération suivante: la fécondation en tube à essai... Tout ce qui se donnait à voir ici n'était plus la mise en scène médiatique fantastique, mais évoquait plutôt l'ambiance d'un atelier ou d'une petite manufacture proprette, organisée en postes de travail, avec toutefois la souplesse d'une organisation pré-taylorienne. Dans ce local étroit, cohabitaient les activités les plus variées, hétéroclites même, qui, de la statistique à la manipulation biologique, constituent le procès de production de la FlV.
    Cette terminologie qui me venait à l'esprit avait quelque chose d'incongru et adapté, à la fois. C'était impossible d'objectiver totalement ce qui se passait dans ce labo. Ce qui en faisait un lieu de travail était partiellement invisible en raison de l'activité imaginaire que la fécondation artificielle pouvait inspirer. Mais, parce que les usagers étaient totalement absents, parce que les territoires où l'on traite les patients étaient savamment séparés de ceux où l'on traite leurs matériaux biologiques, parce que les flux de circulation entre la consultation et le labo paraissaient avoir été rigoureusement canalisés, ces lieux prenaient une apparence d'institution hospitalière comme les autres. 

La fragmentation de la maternité et de la paternité

    Je me demandais tout à coup si la fragmentation de la maternité, de la paternité et de la filiation sur laquelle se portait la réflexion bio-éthique et sociale à l'extérieur de l'hôpital, ne s'incarnait pas ici dans la façon dont l'activité FlV s'était mise en place: des tâches médicales et biologiques, correspondant à des territoires (géographiques et de pouvoir) savamment découpés. Peut-être, me disais-je, la véritable rupture réalisée par la procréation artificielle se résumait-elle à ce que je voyais s'amorcer ici entre une institution bio-médicale, ses agents et ses ressortissants. Une institution faite de médiations entre le but poursuivi et les usagers, dans laquelle ceux-ci sont plus ou moins tenus à distance et où les parcours et itinéraires sont méticuleusement fléchés. L'absence physique des acteurs de premier rang de la FlV, et même leur absence d'évocation dans ce labo où se fabriquaient leurs enfants, en faisait effectivement une institution ordinaire. Et leurs embryons devenaient du même coup des embryons « surnumérai; » ou « superfétatoires », comme je l'ai entendu dire depuis, par l'autorité belge, aux Journées annuelles du Comité national d'éthique, en décembre 1986.
    Il y avait là en cette pièce, sous mes yeux, à l'état embryonnaire, tant d'investissements, de «parcours de la combattante », d'histoire de souffrance, de deuil, d'impossibles, de ruptures, d'attentes, d'angoisses... canalisés dans l'espoir que peut-être un jour ça marcherait, grâce à la science. Ce que je savais des itinéraires des couples aux prises avec la stérilité ne me permettait pas d'être convaincue que ce que je voyais là, dans cet hôpital, fût la bonne réponse, imposant même progressivement comme la réponse unique à la stérilité. De quoi parlait-on, d'ailleurs, quand on utilisait ce mot?
    Si elle justifiait une telle mobilisation scientifique, je ne comprenais pas pourquoi la recherche et la prévention de ses causes, ainsi que son traitement, étaient à ce point impuissants par rapport à l'engouement passionnel pour des techniques qui ne sont qu'orthodiques ou prothésiques. Il me revenait le propos d'un médecin biologiste qui m'avait dit, pour justifier ses tentatives de FlV en cas déficience spermatique: «la FlV est de toute façon un merveilleux instrument de connaissance de la reproduction humaine, parce qu'on peut voir... ». Ce fantasme du regard, ce désir de transparence, : vouloir visualiser (voyeurisme?) et peut-être maîtriser, ce qui d'ordinaire se passait dans l'opacité du corps féminin, me semblait . appeler un autre, plus infantile, celui de la scène primitive. 
    Ces considérations défilaient dans ma tête, sans que je puisse évidement y réduire l'organisation de tout un secteur économique et médical comme celui-ci et le crédit social qui lui était accordé. Je ressentais que, sous l'impact médiatique des techniques, la demande s'élargirait, et s'élargiraient du même coup la définition : la stérilité et les indications médicales de la procréation artificielle. N'allait-on pas désormais étendre la stérilité à l'ensemble des difficultés procréatives ?

Un embryon conservé par le froid !

    Suspendue à la vapeur de l'azote s'échappant de la machine à congeler, une autre question me traversa, plus lancinante à propos : la congélation. Sans sacraliser l'embryon humain, j'éprouvais des difficultés à conceptualiser sa conservation par le froid et son maintien hors du temps au moyen d'une telle technique. J'associais librement. Pour avoir mené une étude, plusieurs années auparavant, sur les attitudes des consommateurs face aux produits surgelés, il me venait, non sans m'amuser de l'évocation surréaliste de l'oralité en ce lieu, que les personnes interviewées en avaient souligné le caractère «trafiqué». Je n'aurais pas été étonnée que certains couples aient eu la même pensée... Quel crédit pouvait-on faire à la technique de cryo-conservation? Etait-on sûr de la bien maîtrise et qu'elle ne comportait pas de risque d'altération pour les enfants à en naître? (2)
Comment nier l'effet délétère de la congélation sur l'embryon humain quand plus de 30 % d'entre eux ne survivent pas à la décongélation. Actuellement, l'évaluation qualitative de l'embryon en vue de sa réimplantation se fait au juger... c'est-à-dire à l'observation au microscope de son aspect et de sa morphologie.

(2) Certes, les premiers résultats de congélation chez les mammifères datent de 1972 pour la souris, 1974 pour la brebis, 1978 pour la vache. Leurs premières applications humaines, 4 à 5 ans plus tard, permettaient de parler d'un certain recul. A ceci près qu'il n'y a pas de transfert technologique possible terme à terme pour deux raisons: d'une part, parce que les espèces ne réagissent pas de la même manière à la congélation; d'autre part, parce que les expérimentations animales se sont faites sur embryons fécondés in vivo, récupérés ensuite par lavages utérins, à la différence des congélations embryonnaires humaines intervenant après FlV.

Un médecin, personnalité influente du secteur, m'avait fait peu de temps avant une réponse surprenante, laissant à penser que la congélation embryonnaire était utilisée de manière beaucoup plus empirique qu'expérimentale:
«La congélation, moi je pense effectivement qu'elle est jouable, sur les arguments théoriques, sur l'expérience animale et sur le fait que ça donne une chance supplémentaire aux femmes. Bon, si on démontre a posteriori qu'effectivement il y a des malformations, qu'il peut y avoir un problème... bon d'accord, on aura créé 15 malformés... Il vaut mieux faire 15 malformés pour savoir qu'il faut arrêter, le problème on l'aura résolu. Enfin, si on perd 15 malformés c'est pas dramatique parce que des malformés il y en a tous les jours? »
    S'il est dans la logique médicale classique de prendre certains risques thérapeutiques, lorsque des processus vitaux sont en jeu, s'agissant de la stérilité, justifie-t-elle qu'un tel risque (malformation de l'enfant à naître) soit pris empiriquement, même si les femmes et les hommes qui en sont atteints la vivent comme une blessure profonde, entâchée imaginairement de mort? La stérilité met-elle les gynécologues en crise au point qu'ils en perdent de vue la démarche scientifique, se repliant sur des tâtonnements, faisant adopter des thérapeutiques potentiellement iatrogènes, pour «savoir qu'il faut arrêter» ? Dans certains discours de médecins et à travers certaines formes de dérapage de la pratique (dévoiement des indications, acharnement procréatif, expérimentation tous azimuts, etc.), tout se passe comme si l'enfant était une thérapeutique, un traitement, un médicament, ou, comme le dit G. Delaisy de Parseval, une prothèse posée pour imaginairement guérir ses parents. C'est d'emblée lui assigner une place médicale. 

Les raisons qui font appel à la fécondation in vitro

    Les raisons faisant que l'on puisse se soumettre à de tels protocoles techniques et à un tel conditionnement médical n'étaient pas toujours pénétrables rationnellement. J'étais intriguée par la distance, visible ici, entre ces «irrésistibles désirs» d'enfanter, dont parle Frydman, et leur matérialisation dans cet espace hôpital laboratoire. Je ne voyais pas comment pouvait venir se greffer l'imaginaire parental, maintenu aux portes du travail bio-technologique, sur ces embryons en surnombre, stockés, conditionnés, congelés, gérés statistiquement et technologiquement. 
    Autant d'opérations techniques et de valeur ajoutée qui donnaient en quelque sorte à ces embryons un statut de matériaux biologiques. L'opération mentale demandée aux couples me semblait difficile à soutenir. Il fallait qu'ils y croient, qu'ils tournent totalement leur projet d'enfant pendant des mois vers ces éprouvettes, ces cathéters, ces conteneurs, ces labos... mais simultanément ils ne devaient pas accrocher quoi que ce fût sur ces embryons détenus dans les laboratoires biomédicaux. D'ailleurs comment investir, imaginer ce qui était ici considéré comme du surnombre, de l'au-cas-où-ça-ne-marcheraitpas, du mis en attente, entre parenthèses ou au placard? L'embryon congelé n'est-il pas, en quelque sorte,doublement un embryon?
    Etait-ce ce «tas de cellules », cet «amas cellulaire », selon l'expression d'une biologiste de la FlV qui récemment avait voulu me faire partager ses craintes, en tant que scientifique et femme, que l'on «statue sur l'embryon ». Elle en appelait à ma conscience féministe: si l'on statuait, aucune recherche ne serait plus possible et, en outre, il nous faudrait redescendre dans la rue pour que nos filles puissent encore bénéficier du droit à l'avortement...
    Certes, qu'est-ce qu'un embryon humain issu de la fécondation in vitro: 4 cellules entremêlées, invisibles sans l'oeil du microscope et parfaitement non discriminables d'un embryon d'une autre espèce, voire d'un autre « matériel biologique» par les profanes. En poussant à l'extrême la conceptualisation scientifique et biologique, me disais-je intérieurement, qu'étions-nous nous-mêmes de plus qu'un tas de cellules! Mais là, j'exagérais...
    Le fait de ne pouvoir donner, dans le discours, qu'un poids de  « réel» à ces embryons, déniant a priori qu'ils puissent être investis par leurs géniteurs, me paraissait significatif des actuels enjeux autour de l'appropriation des embryons de la FlV. Sans doute fallaitil à certains scientifiques et médecins les percevoir ainsi, identiques aux autres matériaux biologiques transitant entre leurs mains (sang, tissus, organes) pour asseoir leur légitimité à orchestrer, tous seuls, leur conservation in vitro, voire leur circulation entre les couples.

des médecins comme médiateurs d'embryons surnuméraires

    On peut se demander de quelle autorisation jouissent ceux qui, médecins ou biologistes, se proposent comme entremetteurs conjugaux, médiateurs d'embryons surnuméraires. Là encore, il y avait du décalage entre le recours par des individus à des techniques pouvant leur assurer une filiation génétique et un certain discours scientifique et médical, discours de gestionnaires de stocks de matériaux, équivalents les uns aux autres, par définition.
    Par ailleurs, l'association avec l'avortement me paraissait quelque peu spécieuse. Cet amalgame paraissait mettre en équivalence le rapport d'une femme à l'embryon non désiré en son corps, et celui des médecins et chercheurs à des stocks d'embryons in vitro appartenant, jusqu'à preuve du contraire, aux couples géniteurs. On était en train de construire de toutes pièces une pseudo-Iégitimité des équipes bio-médicales à décider de garder des embryons de la FlV pour en faire ce que bon leur semblent, tout comme des femmes enceintes ont le pouvoir de décider d'interrompre leur grossesse parce qu'elles sont dans l'impossibilité d'aliéner une partie d'elles-mêmes dans une maternité.
    Les embryons surnuméraires de la FlV seraient donc fantasmatiquement pour ceux qui les détiennent par devers eux, leurs matériaux, leur propriété. La bio-médecine de la procréation se fantasmerait donc bien comme un corps réceptacle de ces embryons produits en dehors du corps des femmes. D'ailleurs, cette même biologiste qui aujourd'hui veut protéger les embryons de l'ingérence que serait une éventuelle réglementation, nous avait également parlé, en des termes fortement investis et émerveillés, de la «beauté» de « ses petits embryons »...
    Autre exemple d'appropriation, un médecin de la FlV qui, pour m'expliquer la répartition des rôles et fonctions entre médecins et biologistes, s'était appuyé sur les embryons, concluant par cette question relativement surprenante:
«A qui l'embryon ?... au médecin ou au biologiste? Je répondrai au médecin parce que c'est lui qui est en relation avec la patiente ».
Cette petite phrase montre bien la fonction institutionnelle que peuvent remplir ces embryons, marquage d'un territoire auquel est affecté du pouvoir.
    Au-delà de leur statut légitime de potentiels enfants pour des couples stériles, voire de leur statut d'objet d'expérimentation et de recherche, les embryons conservés in vitro semblent être devenus un capital entre les mains de la science, capital qui peut servir à délimiter, voire à hiérarchiser les rôles et pouvoirs respectifs. L'appropriation des embryons et leur détention semblent conférer, àl'intérieur de l'institution bio-médicale, une puissance évidente. 

Les embryons surnuméraires

    Il est à préciser, pour la compréhension de cet enjeu, que ne sont pas concernés que quelques dizaines d'embryons, mais d'ores et déjà 5 000 se trouvent conservés in vitro. (Depuis les débuts de la congé
lation embryonnaire, 10 103 embryons ont été congelés, 4 813 ont été décongelés, 81 enfants sont nés vivants (communication personnelle Jacques Testart).
    Au-delà des questions philosophiques et éthiques, ces embryons « surnuméraires» de la FlV posent une question politique: une population en germe est en effet conservée in vitro pour l'instant, hors loi, hors norme, hors du droit de regard de la Cité, donnant un pouvoir inédit à ses détenteurs.
    A regarder le conteneur et les quelques centaines d'embryons qui le remplissaient, ce stockage en nombre prenait soudain d'autres dimensions que la simple étape technique d'un protocole FlV donnant plus de chances aux femmes d'avoir un enfant. 
    Comment ne pas voir fonctionner ici une certaine dérive liée aux transferts technologiques terme à terme de l'animal à l'humain? Avec la congélation embryonnaire inventée de fait pour rationaliser et intensifier la reproduction animale, n'est-ce pas aussi un modèle de développement qui s'impose, sans que l'on y prenne garde: celui qui consiste à faire produire toujours plus d'ovules et plus d'embryons, pour plus de chances d'enfanter. Ces superlatifs caractéristiques de la compétition que se livrent les médecins, sont à bien des égards ingérables par le commun des mortels qui constitue la clientèle FlV. Tout comme il est, semble-t-il, difficile d'assumer ce qu'impose la technique, et qui pourtant ne fait pas partie des considérations éthiques; ce corps de femme programmé, stimulé, stoppé, ponctionné, devant faire l'amour sur commande pour être testé, prendre sa température, se voir poser une «pompe LH-RH »... objet d'expérimentation.

Espérons qu'il se trouvera de plus en plus de praticiennes à l'écoute des patientes et des patients, pour dire que le transfert d'une technologie appartenant au modèle productiviste de la zootechnie n'est pas totalement adéquat pour traiter les problèmes de procréation humaine.

  Pour en savoir plus sur Laurence Gavarini :

http://recherche.univ-paris8.fr/red_fich_pers.php?PersNum=288 



07/02/2013
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