ENFANTER LE LIEN - MERE - ENFANT - PERE- jeannette Bessonart

ENFANTER LE LIEN - MERE - ENFANT - PERE- jeannette Bessonart

104 - naître du XV° au XX° siècles


page104 - naître du XV° au XX° siècles

La relation du couple avec l'enfant en Europe 
au cours des quatre derniers siècles
XV° au XX° siècles

    JACQUES GELIS
historien



    Pour comprendre ce qu'était le lien mère/enfant/père autrefois, il faut avoir en mémoire trois données qui, à toute époque, font l'homme au quotidien: d'abord sa vision du monde et de l'espace, ensuite sa conception de la vie et de la succession des générations, donc de l'écoulement du temps, enfin sa conscience du corps, de ce corps qui fait l'individu, puisque la naissance est la production d'un corps par un autre corps, et au sens fort du terme une incarnation.

Deux approches contradictoires

    Le lien mère/enfant/père aux siècles passés a fait l'objet de deux approches contradictoires, aussi éloignées l'une que l'autre de la réalité. La première donnait une vision optimiste du passé; elle reprenait les idées de Rousseau qui, au XVIIIème siècle, avait voulu réhabiliter «les liens naturels» dégradés à ses yeux par la civilisation. Cette approche pleine de bons sentiments usait beaucoup de l'image idéalisée du bon père et de la bonne mère; elle avait la faveur du mouvement intellectuel, était portée par les médias de l'époque, et correspondait à une sensibilité qui allait s'exprimer jusqu'à l'époque romantique.
    L'autre approche condamnait au contraire sévèrement les relations que les parents entretenaient autrefois avec leurs enfants, surtout à la campagne. On estimait en effet que le père et la mère n'avaient pas le comportement que l'on aurait été en droit d'exiger d'eux. On croyait voir dans leur conduite beaucoup de négligence coupable, d'insensibilité, bref une relation quasi anormale. Cette thèse reprise récemment allait jusqu'à énoncer que ces parents-là n'aimaient pas leurs enfants... C'était tout bonnement juger les attitudes passées avec des critères d'aujourd'hui, et par là se priver de comprendre ce que ressentaient réellement les parents à l'égard de leurs enfants.

Des liens autres, mais bien réels

    Ces deux regards, on le voit bien, sont excessifs; ils offrent l'un et l'autre une image déformée de la réalité. Les parents d'autrefois n'étaient ni de très bons, ni de très mauvais parents; mais ils vivaient dans un autre milieu, ils avaient d'autres valeurs, et donc une manière différente d'envisager leurs relations avec leurs enfants.

    Si l'on veut découvrir ce qu'était réellement le lien mère/enfant/ père aux siècles passés, il faut repousser à tout prix les clichés réducteurs et éviter de confondre deux choses: la nature des sentiments et leur expression. On sait bien que la qualité des sentiments est toujours difficile à saisir; l'entreprise d'ailleurs est encore plus hasardeuse lorsqu'il s'agit du passé, parce que la mémoire ne conserve bien souvent que l'anormal. Seules les causes exceptionnelles - celles qui ont été portées devant les tribunaux par exempleont laissé une trace. Et la tentation est grande alors de prendre l'anormal pour la norme.

Un partage des tâches?

    Entre le père et la mère, le partage des tâches était la règle; un partage des tâches et des rôles qui commençait dès l'apparition de l'enfant. L'accouchement dans les sociétés à dominante rurale du monde occidental était du ressort exclusif des femmes; jusqu'au XIXe siècle, l'homme n'assitait pas à l'accouchement; il demeurait à l'extérieur de la pièce où la femme donnait naissance à son enfant. L'appel au père ne se justifiait qu'exception-
nellement, lorsque les choses tournaient mal; la femme tardait à accoucher, se débattait de douleur? On faisait alors entrer le mari pour la tenir. L'arrivée du père sur la scène de l'accouchement n'était donc pas très bon signe. L'image d'un père assistant sa femme pendant ses couches n'est pas historiquement fondée.
    Le père n'intervient guère non plus dans la manière d'élever l'enfant; ce n'est que lorsque l'enfant mâle reçoit ses premières culottes, à trois ou quatre ans, que le père commence à prendre en charge son éducation. Et encore faudrait-il faire une distinction entre ville et campagne. 
    Quant à la fille, elle demeure toujours « du côté» de la mère. Le partage des tâches ne signifie pourtant pas que les cloisons sont parfaitement étanches. Il peut y avoir de temps à autre des passages, entre ce qui est du ressort du père et ce qui est du ressort de la mère. Il y a surtout dans les sociétés rurales des siècles passés une influence très forte du milieu, du groupe familial, de la communauté dans laquelle l'enfant vit. Ce qui signifie qu'on ne peut réellement comprendre ce qui se passe entre mère/enfant/père qu'en sortant de cette trilogie. 
    L'enfant appartient en effet tout autant à la lignée, à la communauté qu'à ses parents. Il est vraiment considéré comme un produit collectif. En coupant le cordon, on donnait bien entendu son autonomie au corps de l'enfant; mais cette autonomie était socialement fictive, car l'enfant ne cessait jamais vraiment d'être solidaire du grand corps de la lignée. Et ce sentiment d'appartenance était tellement fort qu'il se perpétuait toute la vie.

Une nouvelle conception du monde et de la vie

    Un changement d'attitude commence à se manifester dans les sociétés urbaines du monde occidental, à partir de la Renaissance, parallèlement à l'émergence de l'individu. Dans les villes de Randre et d'Italie, au XV, siècle, l'homme commence à prendre ses distances avec le grand corps de la lignée. La ville est un milieu construit par l'homme, où la perception de la « nature)) s'estompe progressivement aux siècles modernes. La conscience d'un rapport avec la Terre-Mère tend ici à disparaître. Et les relations familiales vont s'en trouver affectées. Désormais, la famille large compte moins; on accorde par contre beaucoup plus d'importance à la famille étroite: le père, la mère et les enfants. Or ce changement dans les relations au sein de la famille résulte d'un certain nombre de modifications fondamentales.
    Trois faits ont fortement contribué à la mutation des comportements. D'abord la nouvelle image du cosmos, avec Copernic et Galilée: à la conception d'un « monde clos se substitue alors celle d'un « univers infini : une autre manière de se situer par rapport à la création. Les grandes découvertes, celle du continent américain surtout, sont venues également bouleverser le rapport à l'espace; alors que le rapport au temps venait justement lui aussi de changer avec l'apparition des premières horloges. 
    Enfin, l'intérêt pour le corps, pour l'intérieur du corps, pour l'anatomie, faisait au même moment l'objet d'un véritable engouement. Explorer la terre, explorer le corps, procédait d'un même désir d'investigation, d'une même volonté de savoir. Connaître l'étrange mécanique corporelle, pour vaincre la mort...

La demande sociale

    La solidarité avec la lignée tend alors à se distendre, et l'émergence de l'individu s'accompagne d'une individualisation du corps: l'homme réalise maintenant qu'il peut disposer de son corps. Mais il prend conscience en même temps que ce corps est fragile et qu'il faut donc le protéger. Jusqu'alors en effet, la maladie et la souffrance étaient considérées comme de l'ordre de nature, aux yeux de l'Eglise, elles étaient même nécessaires, expiation de la faute commise. 
    Désormais l'emporte une plus grande volonté de se sauver, de refuser la maladie, la souffrance et la mort prématurée de l'enfant. A la passivité, à une sorte de fatalisme qui était le propre des sociétés rurales, fait place une aspiration aux soins, une volonté de se sauver, en faisant appel à celui qui fait profession de soigner le corps souffrant, au médecin.
    C'est en effet la demande sociale qui a été à l'origine de la médicalisation des couches. Or les médecins n'ont pas senti venir cette mutation des sensibilités, cette volonté nouvelle de guérir. Les charges de Molière.contre les praticiens illustrent parfaitement l'incapacité des médecins d'alors à répondre au voeu des populations. Et ce n'est qu'à la fin du XVIIIe siècle, que le corps médical sera en mesure de répondre aux exigences de la société.
    Cette émergence, chez l'individu, d'un ardent désir de durer a été l'un des moteurs des sociétés occidentales au cours des derniers siècles. Là se trouve sans doute aussi l'origine d'un «investissement» dans l'enfant. Progressivement émergent des comportements contemporains: souci de rompre avec le cycle jugé infernal des maternités à répétition, désir d'avoir des enfants non plus avec l'obsession de la permanence du cycle vital, mais simplement pour les aimer et en être aimé. Ce qui ne signifie pas, une fois de plus, que les parents d'autrefois n'aimaient pas leurs enfants. Seulement, ils étaient pris dans une grande mécanique universelle où la vie et la mort se côtoyaient sans cesse. Et dans un tel contexte, perdre un enfant était de l'ordre de la nature.

L'enfant, la vie, la mort

Ce qui a fondamentalement changé au cours des derniers siècles, c'est bien notre conscience de la nature et du cycle de vie. L'enfant, dans les cultures rurales occidentales, était considéré comme un produit du terroir. Et les rites de fécondité qui se déroulaient dans la nature devaient permettre à la femme de recueillir les «graines d'ancêtres» en attente d'une réincarnation. C'est ce lien étroit avec la lignée, avec la mère nourricière origine de toute espèce vivante, qui s'est brisé très lentement à partir des XV /XVJe siècles.

    Nous avons voulu évacuer la mort de notre horizon quotidien, sans nous rendre compte qu'elle était indissociable de la vie. Si le lien mère/enfant/père pose aujourd'hui question, n'est-ce pas parce ce que nous faisons comme si la mort n'existait plus? Cette difficulté de l'homme contemporain à penser sa mort, ce refus de l'inéluctable, constitue assurément l'une des clés du comportement actuel des parents à l'égard de leur enfant.
Pourquoi un enfant? Suspendre le temps et rendre le corps immortel... Pourquoi mourir?



07/02/2013
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